Association pour la protection et la mise en valeur de Calvisson et de la Vaunage
8 Juin 2022
Vergèze 1921. Alfred BLATIÈRE, agriculteur et négociant décide de devenir manadier, Il achète deux vaches et six taureaux, et entreprend avec ses fils, Arthur et Frédou, le patient travail de sélection qui mènera au triomphe du célèbre Gandar, aujourd'hui statufié à Vauvert.
Pour l'élevage, l'année 1946 est un millésime de premier ordre. Il va crescendo vers une notoriété dont la teneur en qualité et en nombre de cocardiers vedettes est l'apanage de peu d'éleveurs en Camargue.
En 1948, en Provence comme en Languedoc, personne n'ignore le nom ni les qualités de l'élevage auquel Alfred BLATIÈRE se dévoue corps et âme depuis vingt-sept ans. Il ne manque au palmarès que la super-vedette pour souligner les sorties de la royale. Grand Bannes appelé désormais Gandar* de son surnom attribué par le gardian BATISTIN, sera intégré à la royale. Le 11 avril à Lunel, le quart d'heure de Gandar n'est pas extraordinaire mais satisfaisant. Le 2 mai à Nîmes, la course du nouveau venu dans la cour des grands ne fut pas celle d'un bon taureau, mais sa façon de se réserver sur la fin, et ses coups de barrière, laissent présumer qu'il pourrait faire parler de lui.
* Gandar, nom commun, masc. Provençal (cocardier célèbre)
On appelle gandar un garçon malicieux voire un peu voyou, dans le sens anodin du terme.
Nom d’un illustre taureau ayant appartenu à la manade Blatière. Biòu d’Or en 1955.
Ce nom lui vient du frère de Frédo Blatière, qui dit un jour à celui-ci au sujet de cette bête :
« Tèn pas dre, mai es un brave gandar ».
(il ne tient pas droit mais c’est un sacré voyou).
Ce nom devait lui rester.
Au fil de la saison les éloges mérités à l'encontre de la manade nous démontrent les grandes qualités du sang généreux savamment analysé, dosé par les éleveurs. La royale de Blatière tient une place de choix parmi les meilleures dans le cœur des aficionados. Gandar améliore son comportement d’une façon rapide et spectaculaire. Le 2 août à Châteaurenard il s'y révèle comme le futur espoir, redouté des hommes qui ne l'attaquent qu'avec prudence.
Le 31 octobre à Saint-Gilles, les cocardiers de Blatière sont attendus par un grand nombre passionné qui n'ont pas hésiter à braver le mistral violent et froid qui soufflait ce jour-là pour se rendre aux arènes afin d'y voir courir la course réputée comme étant la plus dure et la plus homogène de la saison. A force de soins, de sélection, de patience, de persévérance, le manadier de Vergèze et ses fils arrivent à réunir une royale solide de six taureaux parfaitement au point, choisis dans un lot important de bons cocardiers dont ils constituent le surchoix. Des croisements Marquis, Granon dont les éléments furent le point de départ de cette manade en 1921, augmentés depuis, d'autres éléments de choix, Blatière est parvenu à créer un type de cocardier bien à lui dont Gandar paraît l'un des plus représentatifs tant au plan physique que moral.
La course obtint un éclatant triomphe, après cinq cocardiers formidables vint Gandar qui pour ne pas déparer du lot fut lui aussi supérieur. Une enfermée avec sa corne gauche, une autre splendide passant la corne droite, une autre plus puissante encore, de face, coupa le souffle à tous. Telle fut son entrée en matière, la suite fut à l'avenant. Nombreux coups de barrière, coup de boutoir sur l'un des raseteurs qui eut la jambe coincée contre la barrière, grande bagarre spectaculaire aux planches sur un autre qui voltigea au bout de la corne et put porter son pantalon au musée. Bref un véritable feu d'artifice pendant lequel les spectateurs crièrent, gesticulèrent, frappèrent dans leurs mains en associant dans leurs bravo les cocardiers, les manadiers, les raseteurs qui viennent de faire vivre à l'aficion une extraordinaire journée, de celles qu'on évoquera encore longtemps.
Les dernières performances de Gandar lui promettent un avenir brillant. Ce biòu hors du commun vient de révéler ses atouts de cocardier de grande classe doté d'une intelligence au-dessus de la moyenne par son comportement en piste. Il se profile à présent comme le chef de file de six éléments de la royale qui entre cette année dans la légende tauromachique.
En 1949, après être sorti à Saint-Gilles et à Nîmes, Lunel la reçoit le 7 juin. Bien avant l'heure de l'ouverture de la course, les gradins des arènes sont pleins, il est impossible de trouver une seule place.
A la sortie du premier cocardier tous les as du crochet sont présents, vingt-sept raseteurs en piste. Gandar, le jeune cocardier, espoir de l'afecioun, sort en cinquième position. D'entrée il se fait respecter et reste maître de la situation tout au long de son quart d'heure. Volle l'attaque et c'est un coup de barrière très applaudi. Sur un deuxième raset du même auteur, poursuite très serrée et dangereuse jusqu'aux planches. Sur Fidani, nouveau coup de barrière qui déclenche l'ovation. A chaque sollicitation, Gandar répond. A son actif, de multiples parcours émotionnants, dangereux et serrés sur Volle, Fidani et Giniès puis 5 belles actions aux planches dont un magistral coup de barrière sur Fidani où le cocardier, corne en avant, passe tout le poitrail au-dessus des bois. Gandar fit à merveille tout ce que les hommes lui permirent de faire. Très bonne course très applaudie, honorée plusieurs fois de l'air de Carmen.
Gandar, dont les prestations grandioses le placent parmi les meilleurs cocardiers du moment, est en parfaite condition physique. Majestueux, vaillant, efficace dans la maîtrise du terrain, il est l'idole chérie des aficionados. On l'acclame, on l'admire. Désormais plus personne ne doute de son talent pour rayonner sur les beaux jours de la course libre. Ce biòu d'exception garde en ses gènes non pas un instinct d'animal mais une vraie intelligence. Il distingue parfaitement la situation dans laquelle il évolue. Dans les arènes il devient fauve, aux pâturages, redevenu libre parmi ses congénères, il sait apprécier les hommes en charge de son existence. Pour confirmer ces propos voici une petite histoire véridique qui se renouvelait tous les jours : « À 300 mètres du mas, dans les enganes, Arthur Blaquière gardian des Blatière donnait quotidiennement de l'avoine aux taureaux de la royale, notamment au célèbre Gandar qui venait docilement manger à ses pieds, pointant ses cornes meurtrières au ras du corps du gardian. Ce dernier, à pied, sans arme et sans défense, sans le moindre abri, se tenait debout devant le terrible cocardier et l'arrêtait parfois d'un geste de la main. Bien mieux, il est arrivé à lui tenir la caisse à avoine à hauteur normale des naseaux et à la relever lentement. C'est à la fois un spectacle curieux et émouvant que celui de cet homme frêle, impassible et confiant, en face de ce superbe fauve dont la pointe des cornes effleure parfois ses yeux. Il faut une belle dose de courage et une habitude enracinée pour obtenir une telle soumission de la part d'un tel animal ».
La royale est au faîte de sa gloire, au nom de Blatière les spectateurs se pressent pour vibrer aux actions grandioses dessinées par l'homme et le taureau. On vient admirer cet ensemble de cocardiers vaillants, farouches et hargneux donnant, chacun à sa manière, un spectacle de qualité grandi par l'intelligence de Gandar.
Le 25 septembre de cette année 1950, les six vedettes de la manade Blatière courent à Nîmes. La royale est à la hauteur de sa réputation comme dans la plupart de ses prestations depuis deux ans. Gandar y confirme sa grande classe et sa valeur de cocardier d'exception. Après l'embarquement des six biòu et de simbéu dans le char. Frédou (un des fils BLATIÈRE) assis au volant avec à ses côtés les gardians, prennent la route du retour. A Milhaud une pluie fine commence à tomber. A l'approche de Vauvert, la montée du passage à niveau, tout paraît calme. Les deux bras articulés sont levés, Frédou engage le char sur la voie libre. Choc inouï ! Collision effroyable avec la micheline Nîmes-Le Grau-du-Roi. Dans un fracas terrible de ferraille et de bois, la caisse est disloquée. Le char happé par le monstre de fer est traîné sur une vingtaine de mètres. En quelques secondes interminables tout s'arrête.
Par miracle, les hommes sont sains et saufs. Constat différent pour les bêtes. Vanneau mortellement blessé et le simbèu, gisent à proximité de la micheline, la colonne vertébrale cassée, sont abattus le soir même. Coulobre est le seul trouvé attaché dans les restes du char. Mioche et Mécano sont indemnes quant à Gandar, sa corne droite est littéralement arrachée, deux de ses côtes sont fracturées avec une blessure sérieuse à la patte postérieure droite. Le pauvre animal déboussolé, s'éloigne en claudicant du côté de la gare de Vauvert puis, bifurque rapidement vers l'ouest en direction des prés du Cailar.
Il vagabonde ainsi toute la nuit, soumis aux affres d'une douleur morale et physique intense. André BLATIÈRE vient le récupérer le surlendemain parmi les pensionnaires de la manade de MONTAUD-MANSE. Son état est pitoyable, le gardian attristé de le voir ainsi, se met à lui parler du haut de sa monture en le poussant lentement sur le chemin des Iscles où se trouve la manade Blatière. Son état inquiète sérieusement ses maîtres et ses gardians pulvérisent chaque jour, à l'aide d'une sulfateuse, le trou infecté de la corne disparue. Il ne fallut pas moins de deux longs mois de soins permanents pour guérir et cicatriser l'affreuse plaie béante laissée par la corne arrachée. Il fut dirigé ensuite sur Vergèze, où il passa l'hiver bien à l'abri des rigueurs et du froid ... Dans la cour de la bergerie, Gandar, faisant l'objet de toutes les attentions, reprend des forces. Alfred vient lui rendre visite régulièrement, il constate la cicatrisation avancée de sa blessure à la corne dont le trou s'est bien colmaté. Le tout est de savoir si avec son rétablissement physique, le moral suivra. Sa convalescence l'a rendu gourmand, quand ses maîtres lui donnent de l'avoine, ses yeux se ferment de plaisir. Les manadiers décident de le présenter de nouveau au public avec la royale à Lunel le 15 avril 1951.
Gandar, dont l'aficion attendait avec impatience la sortie, reçut des applaudissements dès qu'il fit son apparition en piste sous l'air de Bizet. Afin de le laisser se ressaisir, la direction attendit quatre minutes avant de sonner l'attaque, étant donné qu'il était en présentation.
Bien qu'il ne possède plus la corne droite, les hommes hésitent à l'affronter. C'est Moran qui le premier s'engagea et la poursuite fut serrée, se terminant par un coup de barrière. Très vite dépouillé de sa cocarde et de son unique gland, Gandar effectua sept poursuites rapides jusqu'aux planches. Il signa en plus un nouveau coup de barrière sur Fidani, puis un autre sur Roman qu'il avait enfermé terriblement. Gandar fut combatif. Il fit de belles choses et possède un moral intact, c'est déjà un grand point. II rentra très applaudi, avec l'air de Carmen.
Grâce à son expérience hors du commun et à son sens inné du placement dans une piste, l'animal mutilé compense rapidement son handicap physique. Le public se rend bien vite compte que le fameux cocardier de BLATIÈRE revient égal à lui-même, et peut-être meilleur qu'avant. Les saisons tauromachiques successives démontrent sa supériorité car il réussit à faire de son handicap une force supplémentaire. Désormais, l'image de Gandar avec une seule corne, lui confère celle d'un symbole auréolé d'intelligence, de puissance et de roi de la course libre. En 1953 Gandar est au mieux de sa forme. Le 6 juillet il participe à la Cocarde d'Or en Arles. Ce jour-là Gandar déchaîné devant l'entreprise des hommes y atteint des cimes inégalables. Il eut la suprématie des coups de barrière, et quels coups de barrière, de ceux qui vont haut et loin, de ceux qui se perpétuent encore sur le couloir comme pour se venger sur un spectateur de son dépit de n'avoir pas atteint son adversaire direct. Quels moments inoubliables ! Quel festival d'art et d'émotion dans cette démonstration du courage et de la volonté.
Le temps court et Gandar, qui vient d'avoir 13 ans, affiche une fougue surprenante. En cette année 1955 il participe à neuf courses et décroche le titre de Biòu d'Or, meilleur taureau de la temporada par une prestation en apothéose le 30 octobre aux arènes d'Arles, les spectateurs qui se trouvaient ce jour-là derrière les barricades doivent se rappeler des toutes premières minutes de la sortie de Gandar. Le biòu, les mit quelquefois en danger, provoquant la panique par ses actions aux planches. Sur un raset à gauche de Jacques Antoine, le fauve s'élança fort derrière lui en percutant la barrière. D'un coup de tête il le projeta avec force, tel un fétu de paille, sur les gradins. On redouta un instant une blessure grave, il n'en fut rien. Tout au long de son quart d'heure, Gandar, survolté, fit vibrer les arènes entières. Il ne se passait pas une minute sans qu'un nouvel exploit de sa part ne le distingue des autres, ne le rendit encore plus grand, plus fort, plus invincible que jamais. A peine les hommes se lançaient-ils vers lui qu'il ne leur laissait pas le temps de le rejoindre et partait à leur rencontre dans de foudroyants démarrages. Rien de ce qui bougeait à son entour ne lui échappait. Sa seule come pointée avec maestria et utilisée avec adresse, devenait une arme redoutable. A la fin du quart d'heure de Gandar, les honneurs de Carmen, si justement mérités, lui furent rendus. Des arènes combles s’élevait une immense ovation saluant son entrée au toril. A l'issue de cette après-midi lumineuse, Gandar est donc couronné Biòu d'or. C'est le premier cocardier à recevoir seul le titre suprême, le premier trophée ayant été décerné en 1954 à la royale d'Émile BILHAUD. Gandar, le plus grand cocardier du demi-siècle, laissera un souvenir immortel chez ceux qui l'ont connu.
Il en est des animaux, comme de toute existence sur notre terre, le temps finit par vaincre et arrêter les carrières les plus prestigieuses. C'est en 1958 que Gandar participe pour la dernière fois au concours du Trophée des As. Il est présent dans le cirque nîmois à la finale du 19 octobre où sa prestation, une fois encore, s'avère à la hauteur de sa notoriété.
L'heure de la retraite a sonné. Ayons gré aux éleveurs BLATIÈRE de savoir arrêter tout ce qui s'est bien passé jusqu'alors. La grandeur d'un cocardier ne doit pas être ternie par une courbe descendante. Il est normal que les aficionados gardent intactes les visions de tant d'actions grandioses
Cependant, chez les BLATIÈRE, l'amitié reste la base solide de toute relation humaine. Sollicité par plusieurs clubs taurins particulièrement attachés à la manade, ils acceptent que Gandar appose son nom (en présentation) sur cinq affiches de la temporada 1959 : Fontvieille, Beaucaire, Vergèze, Mouriès et enfin Saint-Geniès-de-Malgoirès le 6 septembre.
Avant que le prestigieux cocardier n'effectue sa dernière entrée en piste, le speaker donne lecture d'une déclaration de la présidence : « Aficionados ! Les sympathiques manadiers Blatière père et fils, qui avaient pris la décision de ne plus faire sortir Gandar avec un attribut, ont bien voulu, par grande amitié pour Saint-Geniès-de-Malgoirès, permettre de doter Gandar d'une cocarde : sa dernière cocarde.
« La présidence, par déférence pour les BLATIÈRE et par estime pour le cocardier, a décidé que cette cocarde ne serait pas supprimée. C'est un grand honneur pour nous et nous remercions vivement les manadiers pour ce beau geste de noble amitié en permettant au roi des cocardiers de terminer sa glorieuse et extraordinaire carrière dans notre piste. Merci, Gandar, pour les innombrables et triomphales courses où tu nous permis de vibrer et de nous enthousiasmer.»
Ces derniers mots furent ponctués d'une ovation à la mesure de l'événement où, dans une communion de pensée, tous les présents adressaient un dernier hommage à Gandar, entré dans la légende, dont on parlera toujours. Il sortit avec sa majesté habituelle, sous une fabuleuse ovation qui se renouvela à son retour au toril pour la dernière fois au titre de combattant.
Désormais Gandar va mener une retraite paisible. Il va passer les dernières années de sa vie au milieu des siens, entre les Fontanilles, les Iscles et la remise de Vergèze quand les jours froids de l'hiver deviennent trop mordants. En le regardant vivre, si calme, semblant ignorer ses congénères sans toutefois dédaigner un brin de fourrage ou une poignée d'avoine qu'il vient naturellement chercher dans la main de son protecteur, on imagine mal l'aura lumineuse du vieux biòu devenu l'un des mythes de la bouvine.
Relecture Lysiane et Christian LETELLIER