Association pour la protection et la mise en valeur de Calvisson et de la Vaunage
22 Février 2024
Nous avons découpé le livre en quatre parties comprenant les chapitres suivants :
► Partie 1 • Édito • Chap.1 La baie d'Aigues-Mortes, un potentiel naturel • Chap.2 Le sel avant Louis XI
► Partie 2 • Chap.3 Le développement du salin de Peccais, un enjeu royal • Chap.4 Les chemins du sel
► Partie 3 • Chap.5 Administration royale, gabelle et répression des fraudes
► Partie 4 • Chap.6 Du 18e siècle à la Révolution • Chap.7 De 1789 à aujourd'hui
DU 18e SIÈCLE À LA RÉVOLUTION
Depuis deux siècles, les salins d’Aigues-Mortes, fournissent une grande partie du royaume et ont diversifiés leur production, notamment la fabrication de soude, gabelée comme le sel, et composante essentielle du verre dont elle abaisse le degré de fusion. Elle était extraite naturellement de la salicorne cultivée en abondance en baie d'Aigues-Mortes et sur le littoral languedocien depuis le 13e siècle. La ville de Sommières sur le chemin du sel fut ainsi, dès 1441, le siège administratif de la Haute Cour des Gentilshommes-verriers du Languedoc, gros consommateurs de soude pour leurs fours. De la Montagne Noire aux confins des Pyrénées des générations de gentilshommes-verriers ont cheminé eux aussi régulièrement jusqu'à Sommières pour leurs réunions de corporation. Ces aristocrates bénéficiaient d'une exclusivité d'exercice de l'art de la verrerie mais devaient respecter une charte que le gouverneur de Sommières contrôlait scrupuleusement.
La fraude locale persiste à cause de l'envolée de la gabelle mais change de mains. Un document des archives départementales du Gard en témoigne. Dès 1627, l'abbé de Psalmodi qui paye désormais la gabelle comme tout le monde, dénonce aux autorités, non sans amertume, les douaniers et gardiens du sel d'Aigues-Mortes, en poste au fort de Peccais. Ceux-ci détournent directement le sel du salin pour le revendre sous le manteau aux villages alentour ou aux mariniers des barques qui convient le sel jusqu'au Rhône.
Cependant au début du 18e siècle en Languedoc, les chemins du sel existants ont permis de développer l'activité économique. Les antiques canaux permettant aux barques de rejoindre le Rhône par les étangs ont pu être raccordés au tout jeune Canal du Midi, au niveau de la ville de Sète récemment créée elle aussi. Une ouverture sur le marché Atlantique s'offre alors au Languedoc oriental. Le marché du vin et des eaux-de-vie prend le pas sur le marché du sel à Lunel qui l'abandonne à Aigues-Mortes, sa rivale durant cinq siècles. Lunel a enfin son port intramuros terminé, et Louis XV abolit en 1723 le prélèvement des taxes aux greniers du sel de Sommières et Lunel qui avaient servi à sa construction et à entretenir son canal d'accès. La Petite Camargue diversifie son activité en produits de bouche de première qualité issus du terroir. Le Grand Chemin Royal, actuelle N113 et ancien chemin du sel la traverse et apporte localement un trafic international. Jean-Jacques Rousseau l'emprunte, faisant état dans Les Confessions d'une halte gastronomique mémorable à l'Écu de France, auberge du Pont de Lunel de l’époque. Le sel sert alors aux salaisons de boucherie, de fromage, de poissons, de préparations diverses intégrant également l'huile d’olive comme la fameuse « brandade », il sert également en pharmacie dont Montpellier s'est fait une spécialité.
Mais si les fermiers généraux s'enrichissent, les saliniers d'Aigues-Mortes font grises mines. Car les nouveaux aménagements de canaux du Rhône à l'Océan donnent la vedette à la ville de Sète alors en plein essor et l’on en oublie, en haut lieu, l'exploitation des salins régulièrement noyés par les crues du Vistre et du Vidourle dont les eaux sont - de ce fait barrées à divers endroits, déversant leurs surplus de manière incontrôlée dans les marais. Cela décourage les exploitants qui se partagent les salins en association depuis 1678. Craignant une baisse des revenus de l'État, faute de fournisseurs de sel, dont Aigues-Mortes reste le principal centre d'exploitation, Louis XV ordonne en 1725 la création d'un Grau, le futur Grau-du-Roi, canal de vingt mètres de large, endigué jusqu'à la mer avec deux môles d'accostages. Ce canal, collecteur des eaux des rivières dévastatrices, entre Aigues-Mortes et la mer, est bien entendu financé par une augmentation de cinq sous de l'impôt prélevé par minot de sel vendu au détail. Dès 1755, les affaires redeviennent florissantes, le poisson développe une nouvelle économie dans la baie, le Grau-du-Roi, port d'Aigues-Mortes accueille des familles de pêcheurs qui s'y installent progressivement, dans des cabanes sises le long du canal.
En 1777, Nicolas Leblanc avait découvert comment fabriquer de la soude à partir du sel marin. Il met au point des « soudières » dès 1790. Le sel amorce « sa révolution industrielle ». Les verreries dans les bois des gentilshommes verriers sont remplacées par des fabriques d'embouteillages ou d'ustensiles dont la cadence de fabrication est quintuplée par cette découverte alliée à celle du charbon qui remplace le bois. Les privilèges verriers disparaissent avec la Révolution et le métier se démocratise avec la création d'une main d'œuvre ouvrière recrutée pour augmenter les rendements. Le sel fait passer le verre de l'artisanat d'art à l'industrie.
Enfin la Révolution avait aboli la gabelle. Le particulier n'était plus contraint à l'achat annuel d'une quantité imposée de sel. Les saliniers sont désormais libres d'exploitation. Mais le sel reste toujours le maître du jeu, indispensable à l'homme comme à l'industrie. Le gouvernement révolutionnaire se rend vite compte du manque à gagner pour l’État, consécutif à l'abolition de la gabelle. Les besoins en sel étant les mêmes que sous l'Ancien Régime, il décide de la remplacer par une taxe sur le sel, lissée à l'échelon national et plus égalitaire parce que mieux répartie, elle est néanmoins conséquente. Taxée au sac scellé au départ des salins, elle sera payée jusqu'en 1939.
Après la Révolution, la fiscalité du sel perdure en France et s'étend à tous ses dérivés. Cet impôt indirect généralisé ne s'applique cependant pas à Aigues-Mortes, qui a conservé son droit de franc-salé, faveur accordée à la ville par ses fondateurs capétiens au moyen-âge. Il s’agit d'une quantité de sel non taxée allouée par habitant. Jalousement défendu, ce franc-salé n'a jamais été aboli et a perduré sous cette forme jusqu'au début du 20e siècle.
Le sel reprend alors son rôle d'outil de développement local. Cet aménagement royal du Grau, complété d'un phare très moderne à la même époque, signe la création de la future unique station balnéaire du Gard. Grâce au manuscrit de Jean Vigne-Malbois, adjoint puis maire d'Aigues-Mortes entre 1821 et 1840, nous sommes renseignés dans le détail sur l'ensemble des actions liées au marché local du sel, le maire étant lui-même salinier en association avec ses frères. L'ensemble des travaux concernant le Grau-du-Roi sont rapportés dans ses écrits et le développement de la station commence dès 1835.
Le canal et ses aménagements ont pour effet immédiat de relancer l'économie locale, d'autant que le tirant d'eau permet à des bateaux de remonter le poisson frais directement à Aigues-Mortes où l'on a créé une esplanade de déchargement au pied de la Tour de Constance. Conditionné sur place le poisson est expédié quotidiennement frais ou salé par voiture dans toute la Province.
Les saliniers de Peccais, associant anciens et nouveaux exploitants de Montpellier et de Sète réorganisent les salins d'Aigues-Mortes et des environs, en fermant certains et en ouvrant d'autres. Ils construisent en 1838 une usine de soude devant le fort de Peccais, alors en ruine. Mais de terribles inondations entre 1840 et 1843 vont ruiner les actionnaires qui produisaient alors le sel le moins cher de France. La récolte est noyée plusieurs années d'affilée. En faillite en 1855, les saliniers d'Aigues-Mortes vont s'associer entre eux et fonder la Compagnie des Salins du Midi qui naît à cette occasion dirigée par le gendre de Jean Vigne-Malbois, Charles Vigne, devenu également maire d'Aigues-Mortes. En moins d'un siècle elle va prendre le contrôle de tous les salins français.
Les mêmes inondations ruinent l'esplanade de déchargement de la pêche à Aigues-Mortes au pied de la Tour de Constance. On la reconstruit, plus grande et plus solide en 1845, ce qui aura pour effet de développer l'accueil des navires de commerce, la pêche et les salaisons expédiées maintenant par le train.
Antoine-Jérôme Balard, pharmacien montpelliérain, parvient à extraire le brome de la saumure en 1827 et parmi ses applications, les sels utilisés pour le développement photographique quelques décennies plus tard. En 1830, le sel est toujours l'élément incontournable de la conservation des aliments et ses applications nouvelles dans la chimie multiplient les développements de nouveaux produits, aluminium, soude, chlore, produits fluorés qui deviennent des éléments moteurs d'un développement industriel à l'échelle nationale. Les besoins en sel s'accroissent vertigineusement pour alimenter ces usines, tout comme les bénéfices escomptés sur ces nouveaux débouchés industriels du sel.
Une main d'œuvre importante se déplace des campagnes environnantes pour venir travailler à la cinquantaine de salins s'étalant de la Provence au Roussillon ou dans les industries chimiques locales car Henri Merle à Salindres développe industriellement la soudière brevetée par Nicolas Leblanc en 1791. Cette itinérance d'un nouveau genre, transforme le paysan local en ouvrier.
Dès 1855, pour augmenter la production de sel nécessaire à ses usines de soude, Henri Merle acquiert une grande partie de la basse Camargue et le Salin-de-Giraud pour y développer l'un des plus grands salins d'Europe. Il faut alors attirer des saisonniers de août à octobre dans ce grand désert de steppe et de sansouires* étalés dans les bras du Rhône, vierge de toute habitation à l'exception de quelques cabanes de roseaux servant aux pêcheurs des étangs.
* Les sansouires sont des milieux naturels à végétation basse situés en bordure haute des vasières littorales, soit la partie haute des marais maritimes. Ce terme est employé en France méridionale (Camargue, Languedoc et Corse).
Le sel se charge lui-même du recrutement avec une technique infaillible de sélection. Vas-tu résister ? est sa seule question, posée à celui venu gagner humblement son pain, et dont il mange les yeux, les mains et les pieds, alors que son acolyte le soleil le grille et l'aveugle.
Le soir, les ouvriers sont encore livrés à « la mangeance » (démangeaison) piquante des étangs car ils sont logés en dortoir dans des cabanes de terres et de roseaux prêtées par les pêcheurs à la compagnie d'Henri Merle qui fonde la société Pechiney.
De la pelle au manche rugueux et brûlant à la lourde brouette et de la brouette à la camelle, une noria de souffrance sans évolution technique depuis le Moyen-âge... Francesco Datini, qui se frotta au 14e siècle à l'univers impitoyable du transport du sel sur le Rhône avait décrit l'ensemble des outils et techniques utilisées, la dureté du travail de la même façon.
Ces conditions inhumaines de travail ont paradoxalement été source de conflits, car à la fin du 19e siècle l'itinérance liée à l'exploitation du sel en France atteint l'Europe entière. Une main d'œuvre étrangère vient maintenant y travailler, principalement des Espagnol, et des Italiens, qui sont habitués au soleil et aux conditions extrêmes de travail dans leurs pays d'origine. Ceux -ci trouvent en France, une amélioration à leur condition de vie d'autant que le sel français attire aussi les investisseurs étrangers.
Un Belge, Ernest Solvay achète en 1896 une partie de Salin-de Giraud pour construire une usine de soude et exploiter sur place le sel de Pechiney et la chaux de Cassis pour fournir les savonneries de Marseille. Mais alors que les ouvriers de Pechiney arrivent de l'étranger pour travailler aux salins et se regroupent soit dans des cabanes soit par quartiers ethniques dans des habitats en dur qui constituent le premier noyau du village de Salin-de Giraud. Il naît alors dans l'imagination de Solvay, peu enclin à se désordre méditerranéen, de créer sa propre cité pour son personnel, sur le kilomètre carré qu'il a acheté à Pechiney au cœur du village.
Sous la calandre azurée du ciel camarguais aux confins des dunes, des corons de maisons alignées, des pavillons hiérarchisés en fonction de la qualification des personnels y habitant sont construits en briques roses à la mode des cités ouvrières de sa Belgique natale. Tout le confort social pour l'époque y est assuré, écoles, bains-douches, foyers, magasins. Mais les ouvriers de Solvay et ceux de Pechiney s'ignorent pendant les premières décennies du 20e siècle. Car Solvay préfère recruter des gens provenant des régions immédiatement voisines, des provençaux, des cévenols qui passent du noir terril aux immaculées camelles.
Chez Pechiney, dans les années 1930 arrivent les Grecs, tous de l'île de Calymnos, qui forment une importante communauté. Une église orthodoxe est alors construite toujours animée aujourd'hui par les descendants de la communauté. Quelle extraordinaire visite s'offre encore heureusement au visiteur d’aujourd'hui de cette cité improbable conservée dans son « jus », créée par et pour le sel, dans le sud de la France qui mériterait sans doute un classement à l'Unesco au même titre que les corons du bassin houiller du Pas-de-Calais.
À Aigues-Mortes, les salins du Midi rencontrent les mêmes problèmes au même moment. En 1893, dans un climat général de xénophobie, une rixe éclate entre les ouvriers français et les Italiens, toujours très nombreux. Une émeute se produit. Les Français aidés de la population massacrent huit ouvriers italiens. Pour éviter cela, la Compagnie refuse d'embaucher des Italiens et recrute à leur place des Ardéchois. Mais ils ne travailleront qu'au battage du sel, le levage étant trop dur. Quant aux sacs de sel scellés qui remplacèrent les mesures après les grandes fraudes du 16e siècle, ils existent toujours à l'orée de la deuxième guerre mondiale. Heureusement l'électricité déjà venue au secours des hommes au début du 20e siècle, pour conserver leurs aliments par le froid, aida à la mécanisation des salins, humanisant du même coup le travail.
En 1969, la compagnie des Salins du Midi et des Salines de l'Est rachète les Salin-de-Giraud à Pechiney et détient le monopole français du sel. Ses anciens chemins sont devenus des routes goudronnées qu'il faut déneiger régulièrement l'hiver.
Aujourd'hui c'est une superficie de 9 800 hectares dans la seule zone d'Aigues-Mortes, soit l'équivalent de la ville de Paris intramuros qui est exploitée, et la compagnie est devenue le Salin d’Aigues-Mortes, qui anime le paysage de la baie de ses camelles et tables roses. Cinq cents tonnes de fleur de sel y sont récoltées, aujourd'hui fleuron de la gastronomie française.
Le génie de cette longue histoire est aujourd'hui enfermé dans une petite boite bleue et blanche à la célèbre baleine connue de tous les Français. Il suffit de la secouer, comme je le fis moi-même, pour qu'il en sorte et vous la raconte.
► Partie 1 • Édito • Chap.1 La baie d'Aigues-Mortes, un potentiel naturel • Chap.2 Le sel avant Louis XI
► Partie 2 • Chap.3 Le développement du salin de Peccais, un enjeu royal • Chap.4 Les chemins du sel
► Partie 3 • Chap.5 Administration royale, gabelle et répression des fraudes
► Partie 4 • Chap.6 Du 18e siècle à la Révolution • Chap.7 De 1789 à aujourd'hui